Le viaduc du timbre chinois à la Jonque : fin d’une controverse |
|
L’émission chinoise des séries de timbres dites « à la Jonque » Les philatélistes spécialistes de la Chine sont familiers de ces séries de timbres plusieurs fois réémis et largement utilisés durant les vingt premières années de la République chinoise. Rappelons que celle ci fut proclamée le 10 octobre 1911 et son premier Président provisoire élu le 15 février 1912. Emise en mai 1913, la première série de timbres à la Jonque comporte une large gamme de faciales : ½, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 10 c. Imprimés à Londres par Waterlow & Sons, ces timbres sont dessinés par J. Hatch et gravés par William. A. Grant. Une seconde série re-gravée par Grant est imprimée à Pékin (Beijing) et émise le 19 décembre 1914, avec les mêmes faciales plus la valeur 1½. Enfin, une troisième série, également imprimée à Pékin par le Bureau chinois de gravure et d’impression sera mise en circulation entre 1923 et 1933 (1) (Figures 1 à 3).
Tirage de
Londres Tirage de Pékin Pékin redessiné
Durant cette période 1923-33 de nombreuses surcharges seront apposées. Par ailleurs, la figurine postale servira également sur des entiers postaux (Figures 4A et 4B).
Fig. 4A Entier
postal au type Jonque 1c avec complément d’affranchissement
½ c
Fig. 4B Carte
Postale pré-timbrée avec Réponse payée affranchie en complément
D’un
point de vue philatélique, ces trois séries ont été très étudiées et les
différences distinctives résultant de leurs trois procès de fabrication
successifs sont bien établies, notamment dans des catalogues.
Fig.
5 Principales différences entre les trois tirages selon le Catalogue
Chine de Stanley Gibbons, Trois hypothèses concernant le pont En revanche, l’illustration elle-même n’a suscité que fort peu de curiosité, étrangement. La figurine comporte deux plans : au premier, une superbe jonque chinoise, toutes voiles déployées qui a donné son nom au timbre. A l’arrière-plan (Figure 6), se découvre un viaduc ferroviaire, franchi par un train fonçant à pleine vapeur. Pas très net sur les timbres émis à Londres mais parfaitement visible sur les timbres de la 3ème série réémise à Pékin.
Fig. 6 Agrandissement de l’arrière-plan du timbre Jonque La présence de cet ouvrage sur ces timbres a donné lieu à différentes interprétations.
La première se rencontre dans l’une des nombreuses études
philatéliques publiées par le très sérieux Smithsonian National
Museum de Washington. Relayée sur internet dans différents forums
tel celui de Delcampe /philatélie, cette thèse est toujours la plus
répandue. Mais comme beaucoup d’informations circulant sur le web,
elle présente le grand défaut de « tourner en boucle », chaque
internaute se contentant de la répéter d’un site à l’autre, souvent
sans vérification critique aucune. Ainsi, notre pont ferroviaire
n’aurait d’autre fonction que symbolique : son association à la
jonque n’étant qu’une allégorie de l’opposition modernité-
tradition. Si cette interprétation comporte sans doute une part de
vérité, elle n’en est pas moins insuffisante, comme on le verra
ci-après.
"La célèbre série "Jonque chinoise" de 1913 montre en arrière plan un pont de chemin de fer. Au moment de cette émission, cet ouvrage n'était que pure imagination, puisqu'il ne fut mis en service qu'en 1937". Apparemment, le rédacteur ne semble pas avoir été surpris qu’un pont mis en service en 1937 ait pu être dessiné sur un timbre-poste émis vingt-quatre ans plus tôt ! Sauf à considérer que ce pont, supposé « imaginé » en 1912/13 ait, plus tard, pu servir de « modèle » à un architecte ferroviaire ? Supposition évidemment farfelue, les concepteurs d’ouvrages d’art ayant bien d’autres sources d’inspiration qu’une simple figurine postale. La notice du Guide mondiale ne constituerait elle pas plutôt un exemple typique d’une vraie-fausse erreur philatélique ? C’est pour notre part la conclusion à laquelle nos recherches ont conduit. Car le fameux viaduc existait bel et bien au moment de la gravure du timbre, et ce dès la première émission de 1913. Il est parfaitement localisé et son histoire a pu être reconstituée : elle mérite d’être contée, ce qui permettra de comprendre les différentes versions. Le pont ferroviaire sur le Fleuve Jaune à Jinan, Province du Shandong Le catalogue dédié aux timbres mondiaux de chemins de fer par l’éditeur munichois Michel, indique que nous sommes en présence du Viaduc ferroviaire de Luo Koo. Mais encore ? Sur quelles informations se fondent ses auteurs ? En fait, ce lieu : Luo Koo est proche de Tsi Nan (pinyin Jinan), localité de l’Est de la Chine (36° 43’ N, 117° 02’ E), capitale de l’importante Province du Chan Toung (pinyin Shandong) bordée par le Golfe de Bohai et la Mer Jaune, dans laquelle se jette le fleuve éponyme. Ce fleuve, (pinyin Huang-He, WG Hwangho), au tracé capricieux a plusieurs fois changé de lit au cours des siècles. Depuis 1853, un incident géologique l’a conduit à emprunter celui du Fleuve Ji avec qui il se confond depuis. Jinan (pinyin) signifie donc « au sud (Nan) du Ji »(3)
Fig.
7 Plan de la Cité de Tsi Nan (Jinan) intra-muros en 1915,
tracé de la ligne du Le chemin de fer est arrivé dans cette région au début du 20ème siècle. Une première ligne est tracée depuis la ville côtière de Ts’ing Tao (pinyin Qingdao, all. Tsingtau) à l’époque important comptoir allemand, avec un Gouverneur nommé par Berlin (4). Les trains atteindront Tsi Nan (Jinan) en 1904, date d’ouverture d’une première gare à l’architecture prussienne et seront exploités sous le régime d’une concession accordée à la Schantungbahn (Compagnie ferroviaire du Shandong, Shandong Railway), à capitaux majoritairement germaniques, accessoirement britanniques (Figures 7 et 8).
Fig.8
Cachet commémoratif des Cent ans du Chemin de fer du
Shandong et de En même temps, on entame dans cette partie de la Chine la construction de deux autres lignes : L’une, au Sud de Tsi Nan (Jinan), en direction de Nanking (pinyin Nanjing) et Chang Haï (pin. Shanghai), par Pukou ; de l’autre, vers le Nord en direction de Tien-Tsin (pin. Tinjin), et par-delà cette localité, vers Péking (pinyin Beijing) distante de 497 km (Figure 9).
Fig.
9 Le Nord-Est de la Chine selon l’Atlas classique Schrader
et Gallouedec, 1925
C’est ce dernier tronçon, réalisé par la
Compagnie du Chemin de fer de Tien-Tsin (pin. Tinjin) à Pukou à
capitaux allemands également, qui va requérir le franchissement du
Fleuve Jaune. Le site choisi est celui de Luo Koo, aujourd’hui
banlieue de la capitale provinciale du Shandong, dans une zone où le
lit du fleuve était à l’époque certes très large mais peu profond.(5)
Ainsi, en constatant l’importance des intérêts germaniques dans cette première partie de l’histoire, on comprend mieux la curiosité porté des philatélistes allemands à l’égard du timbre à la Jonque et surtout du pont dessiné sur son arrière-plan. D’autant que via le Transsibérien les implantations germaniques dans la région disposent d’une relation ferroviaire continue avec la capitale du Reich. Très tôt après la première émission, les catalogues allemands préciseront donc la localisation du Pont à la Jonque. L’étonnant est que les autres collectionneurs ne se soient pas davantage intéressés à l’illustration de la figurine. Mais cette histoire comporte une seconde partie.
Fig.
10 Carte Postale des années 1910 : pont de Mandchourie,
En effet, après la
première Guerre Mondiale, l’Allemagne perd ses concessions chinoises
au profit du Japon qui, du coup, fait main-basse sur les compagnies
ferroviaires. Bien que rendues officiellement à la Chine en 1922,
celles-ci ne cesseront
d’intéresser le Haut-Etat-Major japonais qui prépare l’attaque
majeure de 1937/38 et l’extension de l’Empire Showa à toute la
Chine. Dans ce contexte particulièrement troublé, le Viaduc ferroviaire de Tsi Nan – Luo Koo, quasi-trentenaire fini par être endommagé. Mais, compte-tenu de l’importance stratégique de ce franchissement du Fleuve Jaune, il fera rapidement l’objet d’un renforcement et d’une modernisation, indispensables à la poursuite des offensives terrestres nippones vers le Sud : en direction de Nanking (Nanjing), devenue capitale du Kouo-min-t’ang (pinyin Guomindang) de Tchang Kai-Chek (Jiang Jeishi) et de Chang-Haï, massivement attaqués en novembre 1937. A cette occasion, les piles du pont de 1912 servant d’appui aux éléments métalliques sont confortées de manière à permettre le dédoublement de la voie unique mise en place à l’origine.
Figure 11 Le
Pont ferroviaire de Tsi Nan (Jinan)
Ce
deuxième pont, issu de la rénovation sur place de celui de 1912 a
traversé la Seconde Guerre Mondiale et est visible dans son état
actuel sur différentes illustrations.
Fig.
12 Carte postale contemporaine, éditée par la Shanghai Peoples Fine
Art Publishing House :
Fig. 13 Etat actuel du Viaduc, photo de Christina Soerensen, diffusée sur son blog (6)
Il est donc très probable que c’est à ces
travaux de modernisation et de renforcement de 1937/38 que l’on doit
la notice erronée du « Guide Mondial des timbres erronés», son
auteur ayant sans doute confondu reconstruction partielle et
construction initiale. Michel Krempper, Amicale Philatélique de Nanterre Remerciements au Groupe Ponts de l’AFPT, au Groupe Thématique Chemins de Fer de la Fédération allemande de Philatélie et au Dr. Chane -Tune pour leur aide et conseils. ** (1)- Voir "Des ponts sur des trains en Asie" (2) - Stanley Gibbons,catalogue spécialisé Partie 17 Chine, 6ème éd. page 24. Selon le site web de la Philatélie Chinoise, c’est le mieux documenté sur l’historique de ces séries.
(3)
- Il existe plusieurs systèmes de transcription phonétique en
écriture latine des noms propres chinois. Depuis 1979, le mode
officiel de romanisation est le pinyin qui a remplacé les anciens
systèmes Wade-Giles (utilisé par les anglo-saxons) et EFEO (utilisé
par les francophones) qui avaient cours au moment des faits ici
relatés. Dans cet article a été adopté le mode EFEO (Ecole française
d’Extrême-Orient), la transcription en pinyin étant précisée entre
parenthèses. Ceci pour faciliter la lecture des documents joints. (5) Signalons que les travaux de régulation entrepris en amont du fleuve par la République Populaire dans les années 1960/70 ont sensiblement réduit la largeur du lit du Hoang- Ho. En même temps, les importants pompages d’eau tout au long de son parcours en ont fait baisser fortement le niveau, au point de mettre périodiquement le fleuve à sec en aval de Tsi Nan (Jinan). (6) http://www.christinasoerensen.blospot.com
|